Les interventions des tribunaux et du législateur au cours des derniers mois en matière d’expropriation déguisée ont substantiellement modifié le portrait juridique concernant cette importante question; cela n’est pas sans conséquence pour les municipalités.

Rappelons d’abord ce qu’est l’expropriation déguisée. Dit simplement, ce principe découle de l’article 952 du Code civil du Québec, qui stipule qu’un propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété sans obtenir le versement d’une juste indemnité. Dans ce contexte, des recours ont été entrepris contre des municipalités par certains citoyens qui désiraient être indemnisés, car le caractère prohibitif d’une réglementation municipale les privait de toute utilisation raisonnable de leur propriété.

Sur cette base, la Cour supérieure, dans l’affaire Sommet Prestige Canada inc. c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville[1], a jugé que le règlement de la Ville avait pour effet d’annihiler le droit de propriété de la demanderesse, concluant ainsi à une expropriation déguisée. La Ville a porté cette affaire en appel. C’est à partir de là que les choses sont devenues particulièrement intéressantes.

Tout d’abord, le législateur a ajouté, le 8 décembre 2023, les articles 245 et suivants à la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme afin de codifier le principe de l’expropriation déguisée. L’objectif de cette modification législative était d’identifier les cas où l’exercice d’un pouvoir réglementaire légitime par une municipalité ne pourrait pas justifier une indemnité pour expropriation déguisée, même si, au regard de la norme réglementaire, l’utilisation de la propriété n’était plus possible.

En d’autres termes, par l’ajout de ces articles, le législateur a prévu que lorsque l’atteinte au droit de propriété est justifiée, il n’existe aucune obligation pour la municipalité d’indemniser le propriétaire. Les justifications identifiées par le législateur sont celles où la norme réglementaire vise la protection des milieux humides et hydriques, la protection d’un milieu qui a une valeur écologique importante, ainsi que les cas où la norme cherche à assurer la santé ou la sécurité des personnes ou la sécurité des biens.

Au moment où la Cour d’appel[2] s’est penchée sur le jugement de la Cour supérieure dans l’affaire Saint-Bruno-de-Montarville précitée, l’article 245 de la LAU venait tout juste d’être ajouté à la Loi. Puisque le juge de la Cour supérieure a rendu son jugement sans pouvoir tenir compte du contenu des nouvelles dispositions de la LAU, la Cour d’appel a décidé de lui retourner le dossier pour qu’il détermine si l’atteinte au droit de propriété était justifiée à la lumière du nouveau texte introduit par le législateur.

Il va sans dire que le jugement à venir de la Cour supérieure dans cette affaire fera jurisprudence.

Or, même si l’état du droit demeure à définir, le contenu du jugement du 18 juin 2024 de la Cour d’appel, qui a retourné le dossier devant le juge de la Cour supérieure, est très instructif. Il comporte des enseignements qui devraient amener les municipalités à entamer rapidement une réflexion.

Ainsi, indépendamment du contenu du jugement de la Cour supérieure dans cette affaire, les débats futurs concernant l’obligation ou non pour une municipalité de payer une indemnité dans le cas d’une expropriation déguisée porteront selon toute vraisemblance sur la justesse ou la raisonnabilité de sa décision de prohiber l’utilisation d’un immeuble pour l’un des motifs détaillés à l’article 245 de la LAU, et que nous avons énumérés précédemment.

Si l’on examine les décisions récentes des tribunaux, il apparaît que ceux-ci respectent généralement les choix des conseils municipaux lorsqu’ils sont appelés à en faire l’analyse dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire. Cela étant dit, comme il est ici question de priver une personne de son bien sans lui verser une quelconque indemnité, il y a fort à parier que les tribunaux analyseront méticuleusement l’exercice du pouvoir réglementaire des municipalités avant de conclure qu’aucune indemnité n’est payable.

Par conséquent, les municipalités seraient sans doute avisées de se prêter dès maintenant à un exercice d’analyse de leur norme réglementaire ou de tout projet susceptible de limiter de façon importante l’utilisation d’un immeuble. Au besoin, elles peuvent également recourir aux services d’un expert afin de vérifier que toute décision ayant pour effet de priver un citoyen de son droit de propriété est clairement justifiée par l’un des motifs prévus à l’article 245 de la LAU… et qu’elles seront en mesure d’en faire la démonstration.

[1] 2023 QCCS 676 (décision du 7 mars 2023).

[2] 2024 QCCA 804 (jugement du 18 juin 2024).

Me Martin Bouffard

Avocat

Morency Société d'avocats